.Chapitre Dernier.
Le silence. Ou plutôt, l’incapacité à entendre la voix de tout ces jeunes qui forment cette masse mouvante. Les lèvres bougent, les têtes sont rejetées en arrière lors de rires tonitruants mais rien ne lui parvient. Il n’entend pas, du moins, il n’écoute pas. Il est appuyé contre ce mur, un verre à la main tandis qu’il les observe tous. Il est jeune, il est un homme, et personne. Voilà des années qu’il promène un visage plaqué sur sa boîte crânienne et une ombre cousue à ses pieds, mais il n’a pas encore décidé lequel des deux est le plus pesant. Quelquefois il éprouve l’envie irrésistible de les arracher de lui pour les suspendre à un clou, puis laisser ce masque d’indifférence et de froideur s’efface ; pour que cette image dure de lui s’effondre à tout jamais sur le sol, comme un pantin auquel une main compatissante aurait coupé ses ficelles.
A d’autres moments, la fatigue fige sa pensée et l’empêche de discerner que la seule issue raisonnable serait de s’abandonner à une course effrénée vers la folie. Ce qui l’environne n’est plus alors qu’une précipitation de visage, de voix, d’échos, de couleur et d’ombres de ceux qui ne posent aucune question, acceptent passivement que la vie soit ce voyage d’ennui et de souffrance inexpliqués ; et se bornent de temps à autre à Le saluer. Cette silhouette rassurante et effrayante à la fois n’est autre que …
Caïn porta son verre à ses lèvres, s’humecta les lèvres du liquide mais ne but pas. Les soirées mondaines se faisaient régulièrement lors que l’hiver approche à pas de loup. A cette idée il se mit à observer passivement le bal qui se déroulait sous ses yeux paisibles. Tenues de soirées hors de prix, et masques étaient de sorti. A minuit les masques seront ôtés.
Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir.Edgar Allan Poe, prince des écrivassiers, songea-t-il pour lui-même. Nul doute ne pouvait planer sur l’étendue du savoir de Caïn. Il avait écumé les plus grandes universités dans l’espoir d’approfondirent son savoir mais il avait atteint un âge où trouver autre chose devenait dur. A partir de l’instant où on connaît la Bible en toutes les langues, qu’on connaît la plupart des écrivains, anciens et récents, cela signifie qu’on racle le fond du savoir entier. Après plus de deux cent siècles d’existence, les choses deviennent vite lassantes.
Caïn posa son regard sur l’être qu’il considérait comme son fils, comme son frère, comme sa famille. Isaac. Mettre dans l’air inconditionnel de charmer. Son regard gris bleuté tranchant avec son loup noir qui malgré tout laissait deviner un visage parfait. Plus gamin, mais aussi plus enjoué, Isaac était l’identité vivante qui représentait le charme, la spontanéité et la jeunesse éternelle. Fin mais masculin, charmeur et calculateur, il était sans doute ‘un des rares hommes qui prend plaisir à charmer mais qui n’aime pas entretenir la moindre liaison, amicale ou amoureuse. Il accordait ça et là des danses à des jeunes humaines ravissantes dans leurs robes moulantes qui laissaient voir les courbes gracieuses et attirantes de leur corps. Il dansait avec une telle fluidité qu’il passait pour un Dieu parmi les mortels ce qui ne manqua pas de faire sourire Caïn. Combien de fois avait-il peu déversé sa rage contre ce fils ? Trop souvent et pourtant ce dernier sembler ne pas démordre lorsqu’il s’agissait de leur amour fraternel. Isaac adressa un sourire dont il sous-estimait les charmes à Caïn avant de laisser glisser habilement sa main dans le dos de sa partenaire. Ils n’étaient pas là en toute innocence.
Les hommes les plus riches du pays se trouvaient dans cette salle, observé par l’œil vif du premier vampire. Il voyait leurs smokings et leurs chemises amidonnées éclatantes de blancheur, les escarpins étincelants à talon aiguilles de leur dame, il écoutait la musique de l’orchestre, le tintement des verres, les détonations joyeuses des bouchons de champagne tandis que la rumeur des conversation enflait pour devenir un bourdonnement rassurant et apaisant.
Caïn posa son regard l’imposant lustre, majestueuse boule incandescente de cristal. La lumière noyait les invités, la musique les portait et l’alcool les allégeait. Par les magnifiques baies vitrées on pouvait voir que la nuit avait engloutis les environs, la neige virevoltait avec allégresse, soulevée par les vents du nord. Il se détourna du spectacle fascinant, se dégageant de cette aura qui régnait dans la vaste salle. Il gagna le hall en se faufilant aisément à travers la foule sans heurter quiconque avec une aisance inhumaine. Le Hall était tout aussi vaste et luxueux que le reste de l’endroit. Un large escalier de marbre montrait l’étage supérieur, recouvert d’un épais tapis rouge qui descendait les marches comme une cascade plate. Des baguettes plaqué or, semblable aux bâtons des majorettes était appuyé à chaque naissance de marche pour que cette langue rouge suivent à la perfection les arrêtes de marbre. Les portes menant à l’extérieur avaient été refermées mais quelques lucioles volaient sans but précis.
Caïn traversa le hall sans un bruit et le vacarme s’éloignait alors que le silence l’entourait progressivement avec douceur. Il gagna l’étage supérieur qui était semblable au rez-de-chaussée : somptueux. Il poussa de lourdes portes en un geste théâtrale et pénétra dans une pièce ovale au plafond vertigineux. Au centre était placé une large table de verre et d’alliage chromé de la même forme que cette pièce incongrue. Trois hommes, qui auparavant étaient penché les uns vers les autres pour discuter à voix basse se redressèrent vivement à l’apparition du Vampire Premier. Prient de court, aucun n’osa se lever pour fuir comme si cet imprévu les avait rendu en statue, ou plutôt, en gargouille de pierre ce qui ne manqua pas de déclencher le rire charnel et profond de Caïn. Il résonna quelques instants dans la pièce après qu’il eut retrouvé son calme et fit un pas en avant, laissant les portes se refermer d’elles même.
« Bon Dieu ! Comment se fait-il que je n’aie pas été invité à cette petite fête privée ? Voyons…Vous savez pourtant que j’aime m’amuser… »Il fit un nouveau pas en avant tandis que les hommes se tassaient sur leur siège ergonomique, comme écrasés par l’inquiétude et l’appréhension des gestes futurs de Caïn. Son ombre contre un des murs blanc cassé se faisait menaçante. Son regard s’embrasa d’une lueur sauvage que tous commençaient à connaître par cœur. Lueur incandescente, signe de la Fin par excellence…
***
Isaac cessa de danser l’espace de quelques secondes, fixant l’escalier dans le hall qu’il pouvait apercevoir grâce aux portes ouvertes de la salle de bal. Il tressaillit doucement et une pensée lui traversa clairement l’esprit. Caïn avait nettoyé leur race des traîtres. Un sourire de satisfaction étira ses lèvres qui dévoilèrent l’humide blancheur de sa dentition parfaite. Trois de moins. Les doigts de sa partenaire serrèrent doucement les siens et sans plus attendre il reprit la danse sans dire un mot, plongeant de nouveau son regard dans celui de la jeune femme. Il aimait manipuler les simples gens. Il aimait jouer sur les pressentiments, les émotions et les humeurs des autres et il avait toujours su arranger ces derniers à son avantage. Apaiser la foule de ce qu’on pourrait appeler grossièrement « onde télépathique » était pour lui aussi simple que sourire. Un regard discret vers le pendule sous cloche lui apprit qu’il était minuit moins le quart. A minuit les masques seront ôtés.
Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir.Cette phrase, Isaac la connaissait par cœur et prenait plaisir à y songer. La guerre finissait-elle ou commençait-elle ? Progressivement il attirait la jeune femme à l’écart de cette masse humaine mouvante sans éveiller le moindre soupçon. Une fois sortie de la piste d danse il l’emmena aisément dans un coin sombre, à l’abri des regards. Il parcourut une dernière fois ce visage angélique et plein d’innocence. Pauvre ingénue songea-t-il sans pour autant éprouver une véritable compassion. Il la mordit doucement dans le cou et la sentit s’effondrer dans ses bras. Avait-il un cœur fait de glace ? Avait-il un semblant de cœur ? Oui. Plus que Caïn mais beaucoup moins que tous les autres. Désolé de voir une jeune femme si attirante et douce quitter la vie, il consentit à partager son sang avec elle, lui offrant ainsi une nouvelle ive. Une vie sans fin. Une vie où elle ne vieillerait plus…
Sur son visage immaculé se peignit une moue enfantine et il la posa dans ce même coin sombre, ne souhaitant pas l’entendre à son réveil – si tant est qu’elle se réveille un jour. Il retourna vers la salle de bal sans éprouver l’ombre d’un remord. Son sourire réapparu lorsqu’il croisa une femme. Leurs regards s’accrochèrent l’espace d’une fraction de seconde puis se fut lui qui détourna la tête en premier pour saisir un verre sur le plateau d’un serveur à sa droite. Il n’avait pas eu besoin de tourner la tête pour le voir. Les instincts parlaient d’eux-mêmes et ne se trompaient jamais. Caïn et lui se rencontrèrent dans le hall, revenant chacun avec une synchronisation parfaite. Le plus jeune adressa un de ses habituels sourires puis d’un commun accord – sans avoir toute fois ouvert la bouche - ils quittèrent les lieux par les lourdes portes d’entrée. A peine eurent-ils posé un pied sur la première marche que l’horloge sonna les douze coups de minuits. La voix du maître e la fête tonna par-dessus la musique.
Les masques seront ôtés à minuit.Un sourire échappa à Caïn alors qu’un rire charnel et chaleureux s’élevait de la gorge de ce fils. De ce frère. D’un geste désinvolte Isaac arracha son loup, le jetant derrière lui sans même regarder où ce dernier alla choir puis il fut imité par Caïn qui le fit toute fois avec plus de mépris dans le geste. Leurs caractères opposés venaient une fois de plus d’être comparés et analysés dans un geste simple.
La neige avait saupoudré les marches, crissant doucement sous leur pas, habillant le paysage d’un fin manteau glacé. Sur la toile noire de la nuit, quelques étoiles brillaient faiblement comme si après tant d’année de travail, leur éclat se ternissait. Alors que son aîné songeait à la complexité du système solaire en général, Isaac brisa la silence avec légèreté.
-
J’ai transformé une femme…-
Plus précis … Soit plus précis. Si tu te rendais compte du nombre de femme que t’approchent en une soirée…Pauvre enfant. Tu es l’innocence même dans le Mal suprême…Alors ? Laquelle ? demanda Caïn d’un air las mais s’il n’en menait pas large.
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Oh…Tu exagères toujours. La dernière. Celle…-
Tu sais ce qui lui arrivera si jamais elle déshonore la race, trancha brusquement l’Ancien.
L’unique réponse qu’il obtint fut le murmure du vent dans les feuilles des arbres, litanie sempiternelle. Ils remontaient l’allée de gravier fin sans parler. Le silence était leur allié commun. Bien sûr, Isaac savait ce qui attendait l’inconnue si jamais elle les déshonorait. Elle trouverait une seconde fois la mort, mais cette fois-ci, personne ne pourra plus rien pour elle.
Quelques voitures attendaient sous la neige. Le cocher n’était qu’un fantôme, une ombre. Les chevaux sommeillaient, recouvert d’épaisses couvertures aux motifs écossais pour les protéger du froid, de la brise mais aussi de la neige. Ca et là, des torches éclairaient le chemin jusqu’à la grande cour de gravier. Au-delà de cette limite, la nuit devenait Reine, engloutissant tout ceux qui osaient s’y aventurer. La discussion entre les deux êtres immortels avait reprit et alors qu’ils disparaissaient dans l’obscurité, des éclats de rire ou de vives protestations s’élevaient encore, venant de leur direction.
La nuit appartient à ses Enfants.L’Ordre de l’Adaveraat avait fait son travail. Une fois de plus. Mais pas pour la dernière fois… Caïn avait lui-même purgé leur race, tuant les traîtres et les impurs qui se terrent dans l’ombre, dans l’espoir d’être oublié et de pouvoir comploter sans être vu mais cet espoir là n’est qu’un rêve chimérique lorsqu’on sait avec quel acharnement le Premier traque le Mal dans le mal si l’on peut dire.
« Tu te souviens de cet homme…Stieglitz ? »Isaac tourna la tête, intrigué par la question. L’Affaire Stieglitz. Comment l’oublier ? Un agent des Forces Spéciales qui était miné par un de ses dossiers, une enquête qu’il ne parvenait pas à boucler et qui le coulait lentement mais sûrement, étouffant dans le berceau sa renommée. Le « jeune » vampire acquiesça d’un léger mouvement de tête puis un sourire étira ses lèvres comme toujours.
«
L’affaire du gentleman masqué ! », s’esclaffa-t-il en un salut théâtral ce qui ne manqua pas de faire rire son aîné. Bien qu’il soit aussi vieux que Caïn en toute logique historique, Isaac avait gardé un côté plus enfantin que l’Ancien aimait qualifier de « gamin » dans l’espoir de vexer ce fils sans même réussir à gâcher sa joie d’exister. Après tout, il avait 28 ans d’apparence tandis que « l’enfant » ne comptait que 23 ans pour sa part. Un simple écart de cinq ans qui semblait pourtant les séparer d’une génération.
Sans eux deux, quel serait l’état d’Elsewhere ?